Souleymane Diamanka

Hexalive : Ça fait plus de dix ans que tu es dans le milieu de la musique, du hip hop.

Souleymane Diamanka : Ma première scène, c’était en 1991, première partie d’Iam à Bordeaux. C’était leur premier album, leur première tournée. J’avais un petit groupe à l’époque et on nous avait proposé cette première partie. J’étais encore au collège et suite à ça, on nous a proposé plein d’autres concerts. J’ai arrêté les cours et jusqu’à aujourd’hui, j’ai toujours eu un truc à faire autour de l’écriture et de la musique.

HL : Comment t’es arrivé jusqu’à l’album solo ?

SD : C’est passé par beaucoup de rencontres et beaucoup de collaborations sur des albums d’artistes que j’ai croisé au cours de petits voyages en France. J’ai croisé les Nubians à Bordeaux, j’avais un petit groupe de rap avec des musiciens à l’époque, il s’appelait Djangu Gandhal, on a fait des choeurs pour elles et elles m’ont demandé d’écrire une chanson sur la femme africaine : j’ai écrit Princesses Nubiennes. Suite à ça, elles ont fait un projet de slam avec des slammeurs américains et français, un live et un CD. Là j’ai rencontré John Banzaï, on a fait beaucoup de slam sessions, on a coécrit un livre qui s’appelle J’écris en français dans une langue étrangère. Avant ça, j’avais bossé avec tribal Jam, ils m’avaient invité sur leurs deux premiers albums et c’est un peu eux qui m’ont mis le pied à l’étrier. Ce sont un peu eux les « Grands Frères » à Bordeaux. Puis plein d’autres rencontres : Grand Corps Malade sur des scènes slam, en 2003. A un moment donné, j’avais assez de matière pour présenter un univers et j’ai présenté cet album là. Pendant toutes ces années, j’ai accumulé beaucoup de textes, et à un moment donné, ça racontait quelque chose. J’ai rencontré des gens du label Anakronik qui m’ont présenté des gens de Barclay. Ça s’est très bien passé au niveau humain, ils étaient prêts pour ce genre de projet.

HL : T’as été signé quand ?

SD : Ça va faire un an maintenant.

HL : C’était à l’époque de la démocratisation en masse du slam. Ça a aidé ?

SD : C’est sûr. Maintenant, où que tu ailles en France, les gens savent à peu près ce qu’est le slam, et c’est vrai qu’il y a eu de bons ambassadeurs. Ça va faire trois, quatre ans que les slammeurs sont invités aux festivals, qu’il y a des ateliers d’écriture, pas mal de collaborations de chanteurs, de slammeurs. C’était la bonne période pour ce disque. J’ai fait une tournée d’une vingtaine de dates qui s’est terminée cet été, l’accueil était super.

HL : Il y avait un public que tu ne t’attendais pas à voir ?

SD : Non. Ce qui est riche dans la scène slam, c’est la diversité des gens, ceux qui sont dans le public et ceux qui défilent sur scène. Dans une slam session, on voit défiler la France. On voit le petit banlieusard qui vient dire un texte un peu virulent, on voit le prof de français qui vient décompresser le soir, des étudiants … C’est une tribune, un panel.

HL : C’est souvent considéré dans les media comme un « renouveau » de la chanson française, et en même temps, il y a un héritage rap et hip-hop. Les deux sont conciliables ?

SD : Plus large que ça, ce n’est pas un héritage rap et hip-hop pour tout le monde, c’est ça qui est intéressant. Dans le hip-hop, y’avait des codes et des symboles qui étaient bien ciblés, pour les gens des quartiers, des banlieues, tandis que dans le slam, il n’y a pas de style de slammeurs, il y a autant de styles que de personnalités.

HL : C’est ce qu’on voit sur ton album, il a un mélange qui va de l’acoustique minimaliste au jazz …

SD : Je voulais que ça ressemble un peu à la musique que j’écoute. A la maison, c’est vrai qu’il y a beaucoup de musique traditionnelle, beaucoup de jazz aussi, du hip-hop … D’où les rencontres avec des gens comme Woodini, qui viennent vraiment du hip-hop. Il a commencé par sampler puis a appris à jouer d’instruments. Il avait vraiment une double culture musicale et a beaucoup apporté à l’album. Après, j’ai eu besoin de bosser avec des gens comme Éric Lignini, qui est un grand pianiste jazz et classique … Tout un éventail. Comme mes textes ne sont pas vraiment des thèmes mais des émotions, je voulais que ce soit comme ça, musicalement.

HL : C’est rare qu’un artiste puisse se permettre de regrouper autant de genres si différents sur un même album.

SD : Ce qui a facilité ça, c’est que je parle. Le lien d’un morceau à un autre, c’est juste mon timbre de voix et ma manière de narrer des histoires. Je pouvais me permettre de choisir tous les genres musicaux possibles, et je m’ouvre des possibilités pour le deuxième album.

HL : C’est toi qui choisis les musiciens qui t’accompagnent ?

SD : Oui, c’est d’abord humain. Souvent, je travaille avec des gens dont j’étais fan. J’ai besoin de ça, j’ai besoin d’aimer leur travail, avant qu’ils bossent avec moi, alors, je leur donne vraiment champ libre.

HL : Ils ont carte blanche ?

SD : Ils ont carte blanche, comme moi j’ai carte blanche et personne pour me dire « là tu devrais enlever tel ou tel mot ». A partir du moment où je décide de bosser avec eux, je les laisse faire.

HL : Sur scène, comment ça se passe ?

SD : J’ai plusieurs formules : dans la première, juste clavier/voix, ce sont vraiment les mots qui sont mis en avant, et l’autre formule est plus musicale : basse/batterie/clavier mais elle laisse quand même beaucoup de place pour les mots.

HL : Le slam se prête plutôt ambiances intimistes avec proximité du public, ou t’aimes aussi les salles plus grandes ?

SD : Ça s’adapte à tout en fait. C’est comme une eau qui prend la forme du récipient. Avec John [Banzaï], on avait fait une soirée contre les discriminations au Zénith, devant deux mille personnes, on avait fait une intervention a capella, ça a fonctionné. Dans l’interprétation, on était peut-être plus énergiques que si on s’était retrouvés dans un café, devant trente personnes, mais les mots sont les mêmes, il faut juste amener un côté spectaculaire à la prestation, là où dans les slam sessions, on est juste des voix-off.

HL : Dans L’Art ignare, tu parles de ces profs qui te traitaient d’idiot. C’est une revanche ? Un petit message ?

SD : L’Art Ignare, c’est en même temps une expression de Jean-Michel Basquiat. J’ai trouvé que ça ressemblait beaucoup à l’école dans laquelle j’ai évolué, celle du hip-hop, de la rue, où tu n’apprends pas ce que tu fais. Y’a pas d’académie de danse hip-hop mais il y a des règles précises. Ma manière d’écrire n’est pas académique mais je connais les différents styles que j’utilise. Je voulais le dire dans l’Art ignare.

HL : C’est codifié mais très ouvert …

SD : Voilà : je ne l’ai pas appris mais voilà ce que ça donne, et … mes profs ne m’ont pas tous traité d’idiot, j’ai gardé de très bons contacts avec mes anciens profs de français, même si je n’avais pas de bonnes notes. Ça, ça m’a un peu fâché avec l’école parce que je faisais pas mal de hors sujets, on me mettait 6 ou 7 sur 20, mais ils le lisaient quand même à la classe. Ils disaient « bon, c’est pas ce qu’on t’a demandé, mais c’est très bien. ». Ça créait un décalage, je leur disais « allez expliquer ça à mon père, que c’est bien mais … ». J’ai compris après coup, en grandissant, ce qu’était le hors sujet : quand on te demande un truc précis, même si t’as une imagination fertile, il faut s’en tenir à ce qu’on t’a demandé. C’est pas une revanche, c’est un clin d’oeil. Ce morceau-là, je l’ai écrit avec un sourire.

HL : C’est amusant de voir ce côté « Art Ignare » assumé, non académique et en même temps tout le travail derrière tes textes, à triturer des figures de style.

SD : C’est ma passion, c’est devenu mon métier. A Bordeaux, j’ai grandi avec beaucoup d’artistes, qu’ils soient du cirque, de la danse, ou des chanteurs. Tous travaillaient. Tu montes pas sur scène comme ça. Je les voyais faire leurs assouplissements, il fallait une ligne de conduite, et ma ligne de conduite, mes assouplissements, c’est de faire des holorimes, des palindromes, chercher des similitudes entre le peul et le français, faire des alexandrins en peul, me dire que c’est ma matière. Quand j’écris un poème, je suis pas dans la technique, mais vu que j’ai acquis pas mal de choses techniques, elles me viennent naturellement. Pendant que j’écris, c’est pas ça que je cherche, je ne cherche pas les sonorités, tout ça, mais plutôt le sens, et le sonorités sont là parce que j’ai fait ces assouplissements.

HL : C’est un mélange d’émotion et d’automatisme de la figure de style.

SD : Exactement, et l’automatisme de la figure de style, on l’acquiert en répétant les choses.

HL : Ça va peut-être donner le goût à certains de se concentrer sur les cours de français, bizarrement !

SD : Je fais pas mal d’ateliers d’écriture et je leur dis que la poésie, ça ne s’apprend pas. Chacun a sa personnalité et ses choses à dire. Je peux leur apprendre des techniques, c’est un peu du sucre dans le café, si tu rajoutes ces techniques-là dans ton texte, c’est plus agréable à lire pour le lecteur ou l’auditeur.

HL : Ces ateliers d’écriture se développent, on voit des jeunes se découvrir -pas forcément une vocation- mais une passion.

SD : Parce qu’ils se rendent compte que c’est simple. J’ai fait beaucoup d’ateliers avec John Banzaï, et ces jeunes voient qu’on utilise des mots simples, que nous ne sommes pas des gens surdiplômés, mais qu’on arrive à sortir une poésie de nos émotions quand elles sont sur le papier. Ils se rendent compte que c’est facile. On est juste un prétexte pour qu’ils se mettent à écrire. J’ai ce truc-là, dès que je côtoie des gens, ils se mettent à écrire. Ils se rendent compte que les mots sont là.

HL : Pas besoin de « bouffer » une encyclopédie …

SD : Ouais, c’est là, à portée de main, c’est ça que j’essaye de transmettre pendant ces ateliers. Je pars du principe que tout est passionnant du moment où on s’y intéresse. Il faut y passer du temps car, souvent, ce sont des jeunes en difficulté qui s’intéressent à ces ateliers, souvent, ce sont ceux qui ont le plus de choses à dire. Une fois qu’ils ont réussi à mettre des mots sur leurs sentiments, c’est un genre de libération. Souvent, je reste en contact avec eux, je vois que quelques années plus tard, ils ont fait leur propre groupe, ont trouvé leur style. Y’a beaucoup de choses à faire après. Trouver des mots, c’est l’art le plus accessible. Tu peux « écrire » une peinture, un paysage, une musique …

HL : Pas de limitation de budget.

SD : Voilà, c’est ça qui m’a aidé, plus jeune. On jouait au foot, les équipements coûtaient, mon père fronçait les sourcils, tandis que quand il a vu que je m’enfermais, que c’était juste papier/stylo, ça l’a un peu soulagé (rires).

HL : Donc, ça te convient si on te dit que ta démarche est à la fois littéraire, sonore et visuelle ?

SD : Oui. Souvent, je dis que c’est le sens et la sonorité. Quand j’étais petit, mon prof me disait que quand t’écris un poème, il faut que tu laisses de la place pour les mots du lecteur, que tu fasses des noeuds dans les phrases, comme des paquets cadeau, pour que la personne défasse les noeuds pour voir ce qu’il y a derrière les métaphores, et si tu fais ce travail d’échange, ce n’est pas que les gens vont trouver ça beau, mais ils vont être dans ton poème.

HL : C’est interactif.

SD : Oui, et j’ai gardé cette technique-là. Je ne sais pas si elle est académique, je ne l’ai jamais entendu ailleurs que dans la bouche de ce prof. C’était un jeune prof, on s’est revus dernièrement, il a dit qu’il avait écouté l’album et qu’il était très ému et j’ai lu ses poèmes -parce qu’il continue d’écrire- et je vois qu’il m’a vraiment donné quelque chose. Il m’a simplifié la tâche, en fait.

HL : Il fait partie de tes mentors ?

SD : Oui, j’en ai pas énormément. J’ai pas ouvert énormément de bouquins, j’ai pas vu beaucoup de spectacles, j’ai surtout vu ceux des gens que j’ai croisé, pas seulement des chanteurs, beaucoup de photographes aussi. J’aime bien m’asseoir et écouter les gens parler de leur passion. Je gagne beaucoup de temps ! Tu peux aller en cours, t’asseoir en amphi et écouter des profs parler, ou alors écouter celui qui est concerné, te parler de ce qui l’anime vraiment, ça m’a beaucoup aidé et je crois qu’il y a un oeil de photographe dans mes textes, j’aime bien que ce soit visuel.

HL : C’est très différent d’un apprentissage académique, en effet.

SD : J’ai vu beaucoup d’auteurs qui se ressemblaient dans leur manière d’écrire. Leur personnalité ne jaillissait pas de leur feuille et je me suis dit que c’était peut-être parce qu’ils lisaient trop. Il y a eu tellement de bons poètes … Petit, je disais que je ne voulais pas lire les autres parce qu’ils m’influenceraient. Je n’aurais pas su ce qui serait sorti de moi sans que je lise ça. Maintenant, je commence à ouvrir des bouquins, mais même à l’époque où je faisais du rap, je n’écoutais pas de rap. Ça faisait un décalage dans le milieu dans lequel j’évoluais. Je leur disais que je ne voulais pas être influencé. Les autres sont très forts, quand tu écoutes des gens très forts, tu vas dans leur direction, et -quelque part- tu t’empêches de sortir ce qu’il y avait à l’intérieur de toi. C’est important. L’ Art Ignare, c’est vraiment ça. Je voulais dire « voilà, je suis un cancre, y’avait plein de fautes d’orthographe dans mes copies quand j’étais au collège, mais voilà ce que j’ai envie de dire. ».

HL : Et en parallèle, comment tu gères la tradition orale peule par laquelle tu as été influencé ?

SD : Ça s’est fait naturellement, parce que mon éducation s’est faite comme ça. A la maison, on ne parle que peul, même entre frères et soeurs, mes parents étaient catégoriques : « vous passez la porte de la maison, vous êtes en Afrique. » ! Sinon, ils étaient écartés de nos conversations et ils avaient peur qu’on leur échappe. Mais à côté de ça, dehors, c’était le français. Je suis vite tombé amoureux de cette langue. On était beaucoup à parler français sans que ce soit notre langue natale. J’ai grandi avec des turcs, des cambodgiens, chacun avait sa manière de parler français, parce que des fois, tu traduis des expressions qui n’existent pas en français et ça donne des choses …

HL : … Un peu expérimentales !

SD : Exactement (rires) ! Ça m’a fait découvrir une facette du français que tu ne découvres que dans ces lieux-là. Je reparle de John Banzaï, le fait qu’il écrive dans sa langue natale -le polonais- ça a facilité la rencontre. Ce bouquin, J’écris en français dans une langue étrangère, c’est vraiment notre état. Je lui ai appris des poèmes en peul, il m’a appris des poèmes en polonais. On a même trouvé un mot commun : « leki ». En peul comme en polonais, ça veut dire médicament. On a inventé la Peulogne, on parle le « peulognais » ! C’est une belle expérience, c’est un fan de l’écriture aussi et je sais qu’on s’est fait grandir.

HL : C’est une réappropriation du français finalement ?

SD : Oui, et je trouve que ça lui fait du bien. J’ai une copine arménienne qui nous a traduit des chansons traditionnelles. La beauté, les poètes sont allés la chercher ailleurs. Je me dis que plus tu parles de langues, plus t’as de directions dans la poésie.

HL : Donc, tu comptes te mettre aux langues étrangères ?!

SD : Ouais ! J’ai commencé un peu en anglais, ça fait quelques temps, j’ai un texte dont je suis fier que je prononce très mal, c’est « like an arrow in the mirror ». T’écriras pas la même chose en français, anglais, polonais ou peul. A chaque fois, tu te découvres et avec le travail de traduction, chaque langue enrichit l’autre. Mon petit frère parle cinq ou six langues, il ne les écrit pas, mais quand je vois qu’il se met à parler espagnol, il a un certain lexique pour parler de ses émotions et ce lexique varie en fonction de la langue qu’il parle. Je l’admire pour ça, j’aimerais beaucoup parler et écrire plus de langues.

HL : Qu’est ce que tu voudrais qu’on retienne de toi, d’ici quelques années ?

SD : Qu’on retienne que c’était au-delà du projet artistique. Ce disque, dans ma famille, c’est un chapitre important. Nous sommes sept enfants, et chacun s’est servi de la double culture à sa façon. C’est L’Hiver Peul parce que je suis d’origine peule, mais c’est aussi l’hiver turc, l’hiver vietnamien … Tous ces gens qui partent de chez eux pour un ailleurs qu’ils espèrent meilleur et qui doivent faire un travail d’acclimatation extraordinaire. Les gens qui ont quitté leur terre natale, les exilés, je trouve que ce sont des super héros. Il faut le faire, partir, s’adapter, voir ses enfants grandir et apprendre une langue qui n’est pas la leur pour leur parler. J’ai vu beaucoup de choses tristes. Dans L’Hiver Peul, je parle de la barrière de la langue au sein d’un foyer. Je l’ai vu et ça fait des ravages. Ils ne sont pas dans une situation facile, ces parents-là. Ce que je veux qu’on retienne de cet album-là, c’est qu’être en équilibre entre deux cultures, c’est une force, une richesse.

HL : Une question plus légère pour finir : est ce que les voix graves et caverneuses ont le monopole du slam ?

SD : Pas du tout (rires) ! Au final, peu dans le slam ont une voix rauque et caverneuse. Ceux qui l’ont, y’a Fabien [Grands Corps Malade], par exemple. Comme on parle, c’est bien que les voix soient charismatiques, mais y’a Rouga qui prépare son album qui est une tuerie et qui s’appelle Musique des Lettres et il n’a pas une voix caverneuse ! Et il y a aussi beaucoup de femmes qui font du slam et qui ont une voix très douce.

HL : Suffit d’avoir un timbre qui se retient ?

SD : Voila !


Interview réalisée par Nikolina

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