My Own Private Alaska, la chronique-interview de « All the lights on »

— Ça a commencé comme ça : le rédac en chef m’a appelé pour écouter un album, un coup de fil qu’avait l’air de rien – parce qu’il est sympa le rédac chef. Faudrait que tu chroniques cet album, qu’il m’a dit. Ouais, OK. Et là je sais pas, j’ai écouté des news, notamment les trucs du métal français. Et au milieu des groupes….
— Hey ! Elle est sympa ta story mais tu pourrais la fermer un peu et soulever un peu plus ?

Lui, c’est l’« organisateur ». Un type costaud, sympa, mais un peu bourru.

— Ouais ouais…

On est quatre, à moitié sur la berge, les pieds dans l’eau et putain, la vase sur les cailloux, ça glisse de fou.

— On va là, au milieu, reprend l’organisateur.

On soulève donc le piano. On progresse au milieu du cour d’eau, avec la trouille de s’étaler par terre et de se faire écrabouiller par l’instrument. Finalement, on le pose et un troisième type surgit pour placer de quoi stabiliser le tout.

Pause.

Dos défoncé, bras allongés de quelques centimètres, on recule pour jauger la scène. Le piano, la flotte, les bois et les montagnes derrière, super cadre.

Entre en scène l’équipe technique. Le drone décolle et sur le retour écran, on découvre la beauté de ce paysage avec ce détail incongru, ce piano au milieu de nulle part.

— C’est bon, on va tourner ! annonce le réal.

Le pianiste prend place et commence à jouer. Il presse les touches qui n’engendrent aucun son. J’me tourne vers un des trois collègues avec qui j’ai porté l’instrument, qui se marre et me lance :

— On l’a vidé ! Tu croyais quoi ? Qu’on en trimballerait un complet ? Tu sais combien ça pèse ?
— Un cheval mort ?
— Au moins trois ! Une bière ? Une clope ?
— Une bière, merci.
— Alors ta chronique, tu sais ce que tu vas dire ?
— Pas encore. Pas vraiment. Des trucs du genre « le piano est incroyable », « les cris du chanteur prennent aux tripes », « c’est une musique qui possède un truc difficile à définir, mais qui nous prend et nous lâche plus »… Enfin des trucs du genre.

J’attrape la cannette, l’ouvre et sirote doucement pendant que l’équipe qui film s’excite. Une enceinte crache le Ka ora et de suite, je me retrouve happé par le titre. Rythmique, densité, piano, voix, tout s’emboite et emporte. Phase de repos, de reprise, le groupe joue avec nos sentiments, alternant beauté, désespoir, colère, voilà, c’est pour ça que je suis venu porter ce putain de piano ici. Pour vivre ça.

— T’as une formation, une carte ou quelque chose pour écrire dans ton journal ? demande le type qui s’en allume une.
— C’est un webzine. Mais non. J’ai vu de la lumière, j’ai entendu des cris et je suis entré. C’est tout.
— Mais du coup, t’argumentes comment pour dire qu’un album est bon ?
— Je l’écoute et je le dis, c’est tout.
— C’est tout…
— C’est tout.

Les caméras stoppent leur enregistrement. Le pianiste se relève. L’équipe se ramène.

— On ramasse tout et on poursuit ! balance le gars qui organise le tournage.
— On va où ? dis-je, un peu inquiet.
— On va plus haut. On va faire d’autres plans dans la neige.
— Tu déconnes…

Le type se barre et me laisse là, avec l’autre qui termine sa clope. Je répète :

— Il déconne ?
— C’est pas l’genre.

Tandis qu’on remet le piano vide dans le camion, l’enceinte déroule l’album. Innocent Innocent, We’ll all Die. Toujours cette puissance, ce mélange de sentiments et cette manière de nous emporter. Putain de titres. Putain d’album.

Le soir venu, détruits et affamés on se pose devant un feu de camp pendant qu’une jeune fait le montage.

L’organisateur partage les sandwichs et les chamallows à faire cuire.

— Alors ta chronique ? me demande-t-il.
— Je suis trop claqué. Je vais juste me pieuter. J’dirai qu’il faut acheter l’album, allez voir le groupe en concert et ça ira.
— Ça ira à ton boss ?
— Parfois, faire simple, ça suffit… ou alors, ou alors j’profite d’être là pour poser des questions au groupe. Ça pourrait le faire.
— J’ai fini le montage, s’exclame la jeune.

Elle nous déroule le clip en avant-première :


My Own Private Alaska, l’interview

Ni une, ni deux, j’en profite pour questionner le groupe :

Vous pourriez revenir sur le concept du groupe pour les lecteurs d’HexaLive qui ne vous connaitraient pas ?

Déjà, je réitère mes propos te concernant Lilian au sujet de la curiosité dont tu as fait preuve envers notre groupe, et de ton investissement envers les groupes indépendants en général.
Ensuite, avec tout le respect que je porte envers tes lecteurs, je reste toujours hyper surpris de devoir revenir sur le concept du groupe alors que ça fait maintenant plus de 18 ans qu’il existe. J’ai conscience qu’on n’est pas aussi connu que Metallica, mais je rêve du jour où on n’aura plus à expliquer le concept du groupe ou que ce soit aux journalistes de le faire à notre place 😉.

Émotionnelle, progressive, jusqu’au-boutiste sont les mots qui reviennent le plus dans la bouche des gens

Blague à part, nous avons décidé de former un groupe de « piano-core » où un chanteur a la liberté de hurler sur du piano, plutôt classique/romantique, sur une batterie assez épurée et puissante, le tout soutenu par un clavier-basse qui ajoute de la texture et du boulet dans le bas du spectre.
Émotionnelle, progressive, jusqu’au-boutiste sont les mots qui reviennent le plus dans la bouche des gens.

Malgré le mot « Alaska » et la présence d’un instrument issu de la musique classique, on ne se revendique pas du tout du style symphonique typique de certains groupes scandinaves.
On se sentirait plutôt proches des groupes de screamo, post-hardcore, voire grungy. Étant également fans de groupes de post-rock écossais tels que Mogwai ou Arab Strap, le terme « Alaska » est employé afin d’illustrer un côté très froid, capable de faire passer l’Écosse pour la Côte d’Azur en matière de mélancolie et de déchirement émotionnel.
Les termes « My Own Private » viennent du fait qu’il s’agit d’une musique éminemment personnelle dont les codes s’éloignent assez de ceux connus et attendus du rock/métal standard.

Le précédent album avait eu plutôt bonne presse… mais… 14 ans de pause. C’était une vraie pause ? Un besoin ? Une nécessité ? 

Il a certes fallu se remettre de ce pavé qu’a été l’album enregistré à Los Angeles avec Ross Robinson, ça a été une sacrée expérience d’aller chez un tel producteur.
Mais au-delà de ça, Yohan notre batteur de l’époque jouait dans un autre groupe (Cats on Trees, ndlr) qui a eu un énorme succès pile au moment où nous devions enregistrer l’album suivant. N’ayant pas souhaité le remplacer immédiatement, nous avons décidé de faire une pause.

6 ans plus tard, notre patience n’était plus suffisante et nous avons profité de ce changement de line-up pour intégrer un nouvel instrument afin de soutenir le piano et proposer un côté plus électronique à MOPA : le clavier-basse. La basse standard ne collant pas suffisamment au l’esthétique du groupe.
Ça nous a aussi ouvert le champ des possibles comme on peut l’entendre sur We’ll All Die (But You’ll Die First) par exemple.
Ainsi, les 14 ans de pause que tu évoques concernent le temps entre les 2 albums « Amen » sorti en 2010 et « All The Lights On » sorti à l’automne dernier. Entre-temps, on a sorti plusieurs EP en 2012, 2013, puis 2021 avec « Let This Rope Cross All The Lands ».
Niveau concerts, il y a eu une pause entre 2014 et 2020, donc on a réellement été absents que 6 ans en fait.

On adore ces extrêmes qui se complètent

Je reviens sur l’interview que vous aviez donné à All the rage tv y a 13 ans (déjà). Vous parliez de la construction des morceaux autour du piano : c’est toujours le cas ? Parce qu’on sent qu’y a un jeu autour : tantôt la voix l’accompagne, tantôt piano et voix jouent l’opposition (l’un vénère et l’autre plus calme). Ou est-ce que l’équilibre entre vous a évolué, d’autant que vous êtes passé de 3 à 4.

Le piano, en tant que principal instrument mélodique (le clavier-basse ayant un rôle essentiellement de soutien fréquentiel), a forcément une place prépondérante, d’autant plus qu’en tant que pianiste j’arrivais en répète avec quasiment tous les thèmes déjà écrits de mon côté. Mais 13 ans plus tard, on essaie de composer un peu différemment de sorte à faire évoluer le style musical et laisser plus de place aux autres membres.  Un morceau tel que Question Mark laisse plus de place aux percussions qu’à la mélodie, tout du moins sur les couplets par exemple.

Sur le côté opposition chant/piano, on adore ces extrêmes qui se complètent, c’est ce qui fait ressortir toute la puissance émotionnelle. C’est un peu ce qui se passe chez Deftones entre le chant lancinant et les guitares lourdes. Dans les deux cas, ça ne correspond pas forcément aux codes du métal et c’est ce qui est intéressant je trouve.

Elle apporte au groupe une belle plus-value sur les aspects visuels et de communication

D’ailleurs la 4ème vous a amené quoi qu’il vous manquait ?

Sur la plan musical, une assise fréquentielle dans le bas du spectre sonore, là où le piano ne peut pas atteindre des graves aussi profonds qu’une basse. Il permet aussi d’ajouter des textures : saturations, samples, arpeggiato qui donnent une touche plus moderne et électro au style MOPA.
La fin du morceau Burn, And Light The Way ou l’effet hélicoptère de We’ll All Die en sont des exemples.

Sur le plan humain, Laure notre clavier-basse nous a apporté une vision cinématographique qui colle parfaitement à notre style froid, mais sensible.
Sur le plan développement du groupe, Laure est réalisatrice de métier. Elle nous a réalisé le clip du morceau Ka Ora qui a remporté plusieurs prix sur des festivals l’an dernier. Elle apporte au groupe une belle plus-value sur les aspects visuels et de communication.

My Own Private Alaska en concert
My Own Private Alaska – Photo : Julien Bonnaud

D’un côté vous revendiquez une démarche sincère, limite rageuse, où vous vous mettez à nu, de l’autre, l’album est hyper léché, hyper maitrisé, les vidéos sont d’une qualité dingue (avec une ambiance vraiment singulière), on peut concilier ces aspects qui peuvent paraitre opposés sur le papier ?

Mes groupes préférés sont Nirvana et Tool. Je joue avant tout avec mes tripes et avec sincérité. D’ailleurs, Kurt Cobain n’a jamais été vu comme un virtuose de la guitare, tout comme je ne me sens pas être un virtuose du piano.
En ce sens, ça me fait plus plaisir d’être assimilé à un Kurt Cobain qu’à un pianiste technicien émérite. Et puis le jusqu’au-boutisme musical n’exclut pas la recherche du beau ou du qualitatif.  On aime tous le punk et il y a ce côté crado/rageur sur scène qui nous définit beaucoup, mais sur album, on recherche une certaine lisibilité. Déjà parce qu’il y a beaucoup de notes à cause du piano (on n’est pas sur 4 accords comme dans le grunge pour le coup), et ensuite parce que le style musical casse déjà tellement les codes qu’on ne souhaitait pas rajouter une production rough sur tout ça et risquer de perdre l’auditeur encore plus.

Là encore, on s’éloigne des codes du métal typique.

Toujours dans cette interview, vous parliez de monde qui déconne, de fin du monde sur fond de 2012… bon aujourd’hui on peut pas dire que ça va mieux, vous ressentez toujours cette rage ? Ça vous inspire ou vous déprime ?

Ce groupe, extrême dans son concept et dans sa forme, nous permet d’aborder des thématiques à l’image de ce concept. Il n’est nulle question de fin du monde, mais plutôt de comportement des humains, notamment entre eux, et l’effet des traumas sur nos vies. Matthieu le chanteur est assez doué pour évoquer des situations personnelles et permettre aux auditeurs d’y voir un lien avec leur propre vie, le tout dans une sorte de poésie noire, sans être morbide. Là encore, on s’éloigne des codes du métal typique.

Vous parliez également de « débranchage de cerveau », 13 ans plus tard, c’est toujours le cas ? Je pose cette question parce qu’au-delà de la musique, les paroles abordent des thèmes variés et parfois lourds. Alors on débranche, on se jette partout comme des ados attardés ou on se laisse emporter par l’ambiance, la poésie, l’espoir ou le désespoir ?

Oui notre leitmotiv est toujours de débrancher le cerveau. Pour le coup, on est loin de Tool ! Mais c’est une condition sine qua non pour laisser exprimer la tension et la rage qui nous habitent. On me fait souvent des compliments sur mes expressions faciales et les mouvements de mon corps sur scène, mais je réponds systématiquement que c’est la musique qui entraîne ça, qui demande ça. Pour faire honneur à cette musique, il faut être sincère et laisser son cerveau de côté afin de se montrer tel qu’on est, notamment avec tous nos défauts.
C’est qui se différencie un humain d’un robot : l’humain est imparfait et doué d’une irrationalité fabuleuse.

Une question philo : Est-ce que vous avez atteint votre Alaska ?

Non. Parce que sinon ça signifierait la fin de l’aventure. En caricaturant un peu, je dirais que dans la mesure où l’idée du groupe est d’utiliser nos traumas/expériences marquantes au service de cette musique, elle n’aurait plus de sens si on réglait toutes nos difficultés personnelles !
Mais si on considère qu’on fait tous partie d’un tout et que les humains ont globalement du mal à vivre sereinement ensemble (Cf. du contrat social de Rousseau), alors cette musique a certainement encore pas mal de choses à exprimer !
D’ailleurs, le titre Touch Again est inspiré d’un témoignage d’une femme qui a été sexuellement abusée. Mais ce qu’on revendique, c’est que toute cette merde négative arrivée à cette femme, a au moins le mérite de transformer le négatif en positif parce que la parole libère.

Ahahah, le mystère du piano dans le clip de Ka Ora… !

Deux questions cons :

Comment est-ce que vous avez pu trimballer un piano dans les montagnes ou au milieu d’une rivière ? Vous avez tourné où d’ailleurs ?

Ahahah, le mystère du piano dans le clip de Ka Ora… ! On a récupéré gratuitement un magnifique piano d’environ 300kg sur LeBoncoin à Toulouse, on l’a ensuite désossé en enlevant la table d’harmonie et toutes les cordes, ce qui nous a permis de gagner une centaine de kg. On l’a ensuite transporté sur un diable et parfois à la main lorsque la pente était trop forte pour le hisser dans les endroits de la montagne qui nous plaisaient.
Quant au lieu de tournage, l’anecdote hallucinante a voulu que nous tournions dans les Pyrénées au pied d’une montagne qui s’appelle…le Pic de Maupas ! Ça ne s’invente pas.

Le prochain album, j’ai une chance de l’entendre avant de mourir (j’arrive sur mes 50 piges et s’il faut attendre 14 ans… y a quand même une chance sur deux :)).

Si l’écriture d’un album prend du temps, il est tout aussi long et fastidieux de l’enregistrer au bon endroit, avec les bonnes personnes et de le sortir dans de bonnes conditions et au moment opportun, que ce soit pour nous ou par rapport aux autres groupes.
Tout ça pour dire qu’on compose en ce moment même de nouveaux morceaux, mais qu’il n’est pas garanti qu’un album sorte dans la foulée car nous n’avons pas forcément la main sur un agenda pertinent pour le sortir.
Tu sais peut-être qu’une sortie d’album s’accompagne de tout un marketing, de tournée, de merchandising, etc… et que tout cela s’anticipe sur plusieurs mois voire plus d’un an pour trouver la fenêtre idéale auprès des pros et du public.

Données techniques :

Le groupe : Matthieu Miegeville au chant, Tristan Mocquet au Piano, Laure Muller-Feuga au Synthé et Jordi Pujol aux percus.

Leur site : https://myownprivatealaska.bandcamp.com/music
Leur prochain concert : https://my.weezevent.com/mariposa-festival-18-19-juillet…

My Own Private Alaska faisait partie des nominés dans la section « Intense » des Triomphes du Metal Français

Quelques clips pour vous rendre compte du phénomène :

Franchement, je pourrai continuer le link-dropping, mais non, je pourrai aussi balancer tous les noms des titres et les analyser, mais non plus non. Allez les mater sur youtube, en concert et kiffez.

Pour moi, c’est un putain de gros coup de cœur !

Lilian Peschet

Un commentaire sur « My Own Private Alaska, la chronique-interview de « All the lights on » »

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