Claire Diterzi est une chanteuse rare, par sa voix et son talent. Mais elle est aussi, et peut-être surtout aujourd’hui, compositrice, metteuse en scène, fondatrice d’un label et d’une troupe de théâtre musical. Elle est de passage à Nîmes pour De Bejaia à… Nîmes, nous l’avons rencontrée.
« J’ai désacralisé le système de la chanteuse »
Amélie : On t’a connue chanteuse de plusieurs groupes (Forguette Mi Note et Dit Terzi) puis en ton nom, avec plusieurs albums, des tournées… Et puis tout a changé.
Claire Diterzi : Une chanteuse, ça doit être debout sur la scène avec un micro devant la bouche et ça doit sortir un disque, faire des concerts et basta. C’est ce format que j’ai remis en question, j’ai désacralisé le système de la chanteuse. En vieillissant j’avais moins envie d’être devant. C’est individualiste, la chanson. J’en ai moins besoin, j’adore écrire pour d’autres, monter mes spectacles. Sans mon conventionnement, je n’aurais pas pu être là aujourd’hui. J’aurais arrêté il y a 10 ans. Ce n’est pas très intéressant de faire des disques tout le temps. Tu as autour de toi une maison de disque, un tourneur, un éditeur, un manager… J’avais besoin de faire des budgets, de connaître les charges salariales, les charges patronales, où va l’argent, combien coûte un spectacle, etc. D’ailleurs, beaucoup de chanteurs ont monté leur label depuis 10, 15 ans. On a eu tous une envie d’autonomie.
Amélie : Comment as-tu opéré ce changement ?
Claire Diterzi : En 2014, j’ai commencé par monter mon label puis dans la foulée, en 2015, ma compagnie de théâtre musical : Je garde le chien. J’ai une administratrice à plein temps qui s’occupe de la vente, du social, des salaires… Et je vends mes spectacles. C’est un format qui existe dans la danse et le théâtre, mais pas du tout en musique. Je fais surtout de la mise en scène. Sur certains spectacles, je n’interviens pas du tout sur scène, et parfois au bout d’une demi-heure seulement. C’est du théâtre musical, ce type de spectacle n’est pas connu. Par exemple, le texte de De Bejaia à…, c’est moi qui l’ai adapté d’un livre, c’est ma mise en scène, c’est ma création. Je n’ai pas de modèle, je suis la première à faire ça.
Claire Diterzi : « Entre les disciplines »
Amélie : Une telle mutation a dû s’accompagner d’une évolution artistique aussi.
Claire Diterzi : Le tournant au niveau structurel ne va pas sans le tournant artistique. Il y a 20 ans, le chorégraphe Philippe Decouflé m’a engagée pour faire la musique de sa pièce Iris, et je me suis retrouvée en tant que chanteuse dans un spectacle de danse au Japon, pour une tournée de 2 ans.
J’étais mariée à un metteur en scène de théâtre et je voyais comment il fonctionnait. On avait envie de faire un spectacle ensemble, à cheval entre le théâtre, la danse, et la musique et le chant. Depuis plus de 20 ans, je suis comme ça, entre les disciplines. La musique pour le théâtre ou la danse, c’est venu assez tôt dans mon parcours. Et j’ai vu que ces gens-là fonctionnaient en compagnie. C’était comme des familles autonomes.
Puis on m’a envoyée à la villa Médicis, et là j’ai continué à réfléchir à ce mode d’administration : comment tu souhaites être produite en tant qu’artiste. Par les rencontres artistiques, il y a eu cette évolution économique. Et quand j’ai eu cette indépendance, j’ai voulu faire des spectacles mis en scène, aller plus loin que ce qu’on attend d’une chanteuse. J’ai adapté Le Baron perché d’Italo Calvino avec un contre-ténor, 6 percussionnistes de musique contemporaine, un comédien et moi au chant. Je mélangeais les disciplines et les musiques. Les musiques sont souvent racistes entre elles.
Amélie : De souvenir, tu as toujours mélangé les influences.
Claire Diterzi : Mon album Boucle, contenait des influences musicales différentes, mais il y a beaucoup de morceaux qui venaient de ce que j’avais fait avec Decouflé. Le petit rythme des guitares et des voix était très inspiré par la danse, le mouvement. Généralement, les disques sont moulés dans le même bois. Dans chaque chanson, je suis un personnage différent : je peux être une Barbie décérébrée (dans « À quatre pattes » de Tableau de chasse), une bimbo, une vieille mémé pourrie, une petite fille, une femme heureuse, une femme malheureuse, un boudin, un canon…
Les risques que j’ai pris m’ont permis de durer. Plus j’ai fait des écarts, plus j’ai réussi. C’est un métier jeuniste, sauf quand tu es une star. Mais il y en a un sur 10 000 qui devient un chanteur populaire. Les succès sont en général passagers. Les trucs immortels, Adamo, Dalida, ça n’existe plus. À l’époque, ils n’étaient pas nombreux. Aujourd’hui, il y a tellement d’offre que la place est chère. Et puis ça zappe…
« Si c’était facile, tout le monde serait millionnaire »
Amélie : Tu as en permanence plusieurs spectacles qui tournent, ta production est foisonnante.
Claire Diterzi : Je m’éclate. C’est l’intérêt d’une compagnie : je fais plusieurs spectacles. Je n’ai pas le rythme du disque tous les 3 ans. Les chansons, ça ne tombe pas du ciel, c’est dur d’écrire une chanson. Si c’était facile, tout le monde serait millionnaire. Une bonne chanson, ça me prend entre un mois et un mois et demi…
Parmi ces spectacles, les grosses formes tournent plus difficilement pour une question de fric, mon opéra pour enfants cartonne, et Concert à table aussi parce que c’est léger et pas cher. Et je suis devant. Le public aime bien me voir. C’est pour ça que je reviens sur le devant de la scène pour mon prochain spectacle, Annie Karénine. Le projet porte le nom du personnage principal mais ma musicienne n’est pas chanteuse, donc c’est moi que vais tenir le chant. Je fais un peu des maths pour trouver la formule : comment tenir le chant quand c’est elle qui pense. Et on va en faire un disque, j’en ai envie.
« Mailler le récit et la musique »
Amélie : Tu viens à Nîmes pour y jouer, ce soir, De Bejaia à… Nîmes (ndlr : dont vous pouvez trouver la chronique sur HexaLive). Comment est né ce projet ?
Claire Diterzi : J’avais envie depuis longtemps de faire un spectacle sur la culture kabyle : j’ai des racines kabyles par mon père. On m’avait parlé d’une habitante d’Ivry-sur-Seine, une mamie kabyle immigrée, Tassadite, que j’ai voulu rencontrer. C’est comme ça qu’est né ce spectacle. Je voulais réparer la figure paternelle parce que mon père nous a abandonnées, mes sœurs et moi, quand on avait 5, 6 ans.
J’ai engagé un beau chanteur pour réparer cette image paternelle. Il chante comme un dieu, j’en ai fait une espèce de dieu vivant. Je n’avais pas envie de faire un spectacle sur moi ou un biopic sur cette mamie. Elle est morte pendant le Covid donc je n’ai pas eu le temps de la filmer comme je voulais. J’ai lu son livre et je l’ai beaucoup écoutée.
Elle était analphabète mais elle racontait sa vie à un voisin. Il l’a trouvée tellement incroyable, digne d’un conte de Perrault, qu’ils en ont fait un livre. Elle a 7 filles et un fils, son mari alcoolo n’a jamais cicatrisé de l’exil. Son cœur est resté à Bejaia, et il en est mort. Il a mis le feu à l’appart, il ne pouvait plus bosser, elle devait faire des ménages en plus de se torcher les gamins. Son fils aîné est tombé dans la drogue et l’alcool, et il est mort. Elle les appelle « des hommes à peu près ». Il y a une transposition, c’est comme si elle parlait de mon père à ma place.
J’ai engagé deux musiciens kabyles : le percussionniste Amar Chaoui et le chanteur Hafid Djemai, qui chante ses propres chansons, en kabyle. J’ai inventé une dramaturgie musicale pour enchaîner les propos de la comédienne qui incarne Tassadite et la musique, sans être dans l’illustration. C’est ce qui me fascine et me passionne : mailler le récit et la musique.
Amélie : Le personnage principal de ce spectacle est incarné par une comédienne. Tu n’es donc pas au centre, et d’ailleurs tu es installée en fond de scène.
Claire Diterzi : C’est ce qui dérange certaines personnes dans Bejaïa : je ne chante pas assez pour eux, mais ce n’était pas mon but. La star, c’est la comédienne Saadia Bentaïeb, qui joue dans Anatomie d’une chute, la Palme d’or quand même ! Je rêvais de travailler avec elle. Comme moi, elle a un père kabyle. Sa mère, elle, est bretonne. Son père a, comme le mien, abandonné sa mère. Elle est devenue femme de ménage. Ils habitaient dans des chambres de bonne du 16e arrondissement, avec sa mère et son frère.
Elle ne connaît pas son père, elle a juste des anecdotes qui correspondent à celles que je connais de mon père. Ils ont largué nos mères en leur laissant toutes leurs dettes de jeu. J’avais déjà envie de travailler avec elle parce que j’aime beaucoup cette comédienne, et quand on s’est rencontrées, on avait des choses à raconter sur la Kabylie.
Amélie : On reconnaît quand même certains de tes morceaux dans ce spectacle.
Claire Diterzi : Je n’ai pas écrit de musique parce que le gros travail a été l’adaptation du texte. Ça m’a pris du temps et je n’avais pas envie de composer pour ce spectacle. J’avais d’anciennes chansons que je rêvais de jouer avec d’authentiques musiciens kabyles, donc j’ai fait des arrangements. Il y a surtout des chansons d’Hafid et 4 de moi. Je ne voulais surtout pas faire « couscous » pour la musique. Ce qui me tient à cœur, c’est de mailler les esthétiques musicales. J’ai engagé une harpiste de harpe électrique, française, qui est un pur produit du conservatoire. J’ai trouvé intéressant d’intriquer la harpe avec la mandole, les percus, la derbouka et la guitare.
Amélie : Et les images qu’on voit en fond de scène, sur un écran ?
Claire Diterzi : J’ai envoyé un copain dessinateur et photographe, qui a fait le voyage de Bejaia à Ivry-sur-Seine et en a rapporté un carnet de voyage, avec des dessins et des photos. On en a fait une créa vidéo. L’idée, ce n’était pas une carte postale de la Kabylie mais une impression, de la lumière… Je n’aime pas voyager et je n’avais pas envie d’aller en Kabylie. Ce qui m’intéressait, c’est d’avoir ce pays dans un théâtre, d’en parler. Quand cet ami a fait ce voyage, il a été accueilli par la famille d’Hafid, ses 5 frères et sœurs, tous musiciens. Ils ont le cœur sur la main, une générosité et un sens de l’hospitalité qu’on n’a pas en Europe. Cela correspondait à ma compagnie, c’est plein d’altruisme, comme au théâtre, quoi.
Amélie : Puisque tu fonctionnes comme une troupe de théâtre, je suppose que tes créations sont jouées de façon concomitante, d’autant que tu n’es pas dans toutes…
Claire Diterzi : En ce moment, 3 spectacles tournent, dont Bejaia. J’ai créé un opéra pour enfants, Puisque c’est comme ça je vais faire un opéra toute seule. C’est une commande du centre dramatique de Sartrouville, en 2022, avec un cahier des charges strict. Il fallait que ce soit pour un interprète, que le décor tienne dans un petit Transit (1m3) et avec un seul régisseur. J’ai tout réalisé seule : musique, mise en scène, scénographie, texte, direction de la chanteuse-comédienne. Mon arrangement est symphonique, j’ai enregistré chez moi et la soprano chante dessus, en live, sur une bande originale. Les compagnies vendent beaucoup de spectacles jeune public, il tourne bien, on a 150 représentations.
Amélie : Tu as aussi une forme minimale, à deux, qui tourne.
Claire Diterzi : Oui, c’est le Concert à table, un duo acoustique avec un percussionniste. Là, les gens sont tout près de moi, ils adorent, mais il n’y a pas de disque. Entre autres, on en a fait toute une série à Sète, chez un ostréiculteur, un viticulteur, en prison… Au départ, j’avais une thématique : la nature. Et j’ai pris dans mon répertoire des chansons qui ont une cohérence dramaturgique et une relation avec la thématique, les couleurs qu’il fallait pour une petite forme. J’avais envie de faire vivre mon répertoire. J’alterne avec des lectures de petits textes.
Amélie : Quelle sera ta prochaine création ?
Claire Diterzi : Ce sera Annie Karénine, en 2025. J’avais envie de faire l’adaptation d’un autre livre. J’ai demandé à mes référents en la matière : ma petite sœur qui est une grande lectrice, un ami musicologue et écrivain. Je leur ai demandé quel était leur livre préféré. Ils m’ont tous les deux répondu Anna Karénine. Je prends le métro l’après-midi, une meuf s’assoit et sort un livre : Anna Karénine. C’est un signe de Dieu là, non ? Je l’ai lu et j’ai détesté : elle m’énerve, elle a une tête à claques, elle est bigote en plus. Mais c’est tant mieux !
Amélie : Tu adaptes un livre que tu n’as pas aimé, avec un personnage qui t’énerve ?
Claire Diterzi : Mon spectacle commence par la fin du livre : elle meurt en se jetant sous un train. Je joue Anna et donc je meurs au début, c’est parfait ! J’ai envie de mourir dans tous mes spectacles, c’est trop rigolo. Dans le livre, elle a un fils avec son mari, Serguei Karénine. Et elle a une aventure extra-conjugale avec Vronski, de qui elle a une petite fille. Personne ne s’en souvient parce qu’il n’y a que deux lignes sur elle dans le pavé. La gamine s’appelle comme sa mère, Anna, mais elle la surnomme Annie. Dans mon spectacle, on voit ce qu’elle devient : elle rêve d’être batteuse de rock. J’ai engagé une copine batteuse, très pop électro, qui fait aussi des claquettes. Le personnage rêve d’être libre et émancipé. Moi, Anna, je meurs au début écrabouillée, et je reviens en fantôme. Donc il y a une relation mère/fille fantôme/vivante.
J’ai engagé 4 chanteurs lyriques costumés en popes orthodoxes, qui incarnent l’injonction. Là, j’écris toute la musique, et je mêle la pop, la chanson, l’électro et le chant lyrique. Ma tête est pleine de ce spectacle, et ce qui est un peu difficile en compagnie : passer du coq à l’âne. La semaine dernière j’avais deux Concerts à table, je suis allée voir une représentation de l’opéra pour faire mon boulot de metteur en scène, là je suis à Nîmes pour Bejaia…
Amélie : Tu comptes lever un peu le pied pour te consacrer à Annie Karénine ?
Claire Diterzi : Après, j’ai un projet avec un bus. Je viens de passer le permis D pour transporter des gens. La ruralité, c’est un peu à la mode. J’habite à Tours, et Bourges est capitale européenne de la culture, il y a une grosse émulsion dans la région et ce n’est pas loin. Avec mon bus, j’ai l’idée de partir de ce coin très rural, très décentralisé, et de traverser l’Europe dans cet esprit. Ce que je fais artistiquement avec ça, je ne sais pas encore vraiment.
J’ai attaqué un disque de reprises, des gros tubes sur le thème du déplacement : « Voyage voyage » de Desireless, « Envole-moi » de Jean-Jacques Goldman (il parle plutôt des cités, avec une dimension sociale, mais on est sur un déplacement aussi), « Sous le vent » de Céline Dion et Garou, « Lettre à France » de Polnareff… J’ai commencé juste guitare électrique/voix, ça met en valeur les textes. Le projet du bus sera peut-être en lien avec ça. Mais je commence à délirer avec ce bus.
Retrouvez Claire Diterzi sur le site de la compagnie Je garde le chien, Youtube ou instagram
Interview réalisée par Amélie Robert – Photos : Richard Gouard (instagram)
« Le Transsibérien : un pauvre TER pourri »
« En 2019, j’ai pris le Transsibérien. J’ai fait Moscou-Vladivostok pour écrire ma note d’intention et lire ce bouquin, Anna Karénine. La Sibérie m’a toujours fascinée mais le voyage était nul. Ce train est mythique mais c’est un chariot, un wagon à bestiaux, une espèce de pauvre TER pourri.
Tu as trois classes. La troisième classe c’est comme un dortoir, il n’y a pas de douche et le voyage dure 10 jours. Quarante lits couchettes sans douche, tu imagines. C’est des trucs que tu replies la journée pour t’asseoir et bouffer, donc tu as la bouffe de tout le monde. En deuxième classe, tu es 6 par petit wagonnet. Moi, j’étais en première classe où tu as 4 places, 2 petites banquettes. J’ai pris le truc pour moi toute seule. Il fallait que ce soit un peu confort, je n’aurais pas pu avoir quelqu’un en face de moi, je suis très solitaire.
Le train est moche, ils pourraient vraiment délirer avec ce projet de transsibérien, faire un train genre Orient-Express. Le resto est dégueulasse, tu ne peux pas manger tout le temps. La vue : tu passes trois jours le long du lac Baïkal, bon bah une fois que tu as vu un lac, je ne vois pas ce qu’il a de différent. Je préfère ma Loire, franchement. Je n’aime pas voyager. Après, de la steppe, de la steppe, après des arbres… Sans intérêt.
J’ai fouillé sur internet pour voir les commentaires de gens qui l’avaient fait. Il y en a qui cherchent à rencontrer des gens, je pense que ça peut être intéressant. C’est dans le wagon à bestiaux et ils sont contents : ils parlent avec un Croate, un Serbe, un Allemand, un Chinois… Tout le charme du Transsibérien est là, mais il faut avoir envie de dormir à côté d’un mec qui pue des pieds. »