« Un côté martial et un côté dancefloor »
Après 5 années d’existence, de nombreux singles, 2 EP et un album (Moso, chez Yotanka Records), Makoto San, le groupe le plus japonais de Marseille, a embarqué machines et percus en bambou dans son camion pour aller délivrer son show magistral. Rencontre avec les samouraïs de l’électro organique lors de leur passage au festival des Suds (Arles, 11 juillet 2024).
« Notre démarche, c’est de commencer par l’organique »
Amélie : Quelle est la part de l’organique et du numérique dans votre musique ?
Makoto San : Notre démarche, c’est plutôt de commencer par l’organique. On construit et on ajoute autour, et à la fin on se demande s’il est toujours là. Dans le processus de création, en musique électronique, on est beaucoup derrière les ordinateurs, même si on démarre du son du bambou. On remet ça en question à chaque fois. Quelle est la part donnée à l’un et à l’autre ? Pour nous, la question n’est jamais fermée. Il faut que chacun ait sa part et, en particulier, l’organique : quand on travaille sur la musique assistée par ordinateur, on a très vite fait d’ajouter une piste, et puis une autre, et puis d’en faire plein, et au bout d’un moment on oublie l’organique. On crée tout ça de manière un peu artisanale, puisqu’on construit nous-mêmes nos instruments. C’est donc une question qu’on se pose systématiquement, sur tous les morceaux. Et aussi pour le live. Il n’y a pas de réponse définitive.
Amélie : Chez vous, l’organique est particulier puisqu’il s’agit quasiment exclusivement d’instruments en bambou…
Makoto San : On se rend plus compte de la part de l’organique en live puisqu’il y a toute une scénographie en bambou. Il y a plein d’instruments partout donc le son du bambou est là. En phono, ce son du bambou est aussi présent mais, déjà, personne ne le connaît vraiment … À part nous, évidemment (rires). Il n’y a pas que nous qui faisons du bambou mais, dans la culture occidentale, c’est plutôt rare d’entendre ce son. Et parfois, il peut se confondre avec les sons des machines et de la musique assistée par ordinateur. C’est d’ailleurs pour ça qu’on a commencé à créer Makoto San : on a écouté ce timbre si particulier du bambou, et ça nous a fait penser à une machine un peu électro. Et on s’est dit allez ! On a fait un premier morceau (« Gendèr »).
Amélie : Vous n’utilisez jamais de sample ?
Makoto San : Si, on fait un peu de sampling, mais toujours des samples de voix. Sinon, on travaille avec des synthétiseurs, soit digitaux, soit analogiques. Mais on n’est pas dans une dynamique de sampler telle ou telle section rythmique, on crée plutôt une musique en direct, et puis on l’alimente après avec des synthétiseurs, une rythmique qu’on va écrire. En revanche, on va beaucoup chercher des samples de voix d’animés japonais. C’est vrai pour certains de nos morceaux et pas mal en live. C’est une des particularités du projet, du moins sur le plan visuel et dans l’univers dans lequel on évolue : on revendique une culture liée au Japon. Mais par notre prisme, ce qu’on en a vu, c’est-à-dire les dessins animés, les mangas, le Club Dorothée… Cette influence intervient dans notre musique puisqu’on utilise pas mal de samples d’animés qui nous ont marqués plus jeunes, qu’on peut regarder encore.
« On ne revendique pas d’être des esthètes de la culture japonaise »
Amélie : Donc c’est le Japon vu de Marseille.
Makoto San : C’est exactement ça ! On ne revendique pas d’être des esthètes de la culture japonaise. C’est une culture et une musique qui nous ont marqués, mais on ne fait pas cette musique-là parce qu’on est pas de là-bas. Et on ne saurait pas le faire. On fait la musique qu’on est en capacité de faire, avec les influences qu’on a, c’est-à-dire une vision spécifique de 4 Marseillais qui ont grandi dans les années 80… Allez, 90. On est assez vieux, voilà (rires). Avec un prisme qui est nôtre, mais qui reste ancré dans une culture française. On parle des mangas, des jeux vidéo parce que pour nous, c’est vraiment ça le Japon. Après on a un peu creusé puisqu’on s’est intéressé à cette musique, plus pour le côté daiko : les tambours japonais. Mais on fait de la musique électronique, qui puise dans différents types de cultures. On a pas mal de connexions avec les musiques du monde au sens large, on ne revendique pas une musique spécialement asiatique. Elle a des sonorités asiatiques parce qu’on utilise des percussions issues d’Asie et Indonésie. C’est principalement dans ces régions qu’on a construit des percussions à partir de bambou. Même si, partout où il y a des bambous qui poussent dans le monde, des gens font des instruments avec. Cette sonorité est associée à l’Asie parce que, de fait, c’est de là que ces instruments proviennent. Notre accointance avec cette culture se fait par le biais des instruments.
Amélie : Dans votre album, le morceau « Wekomundo » a un côté un peu chaloupé et on y entend des voix en espagnol. Vous êtes donc allés du côté de l’Amérique du Sud.
Makoto San : On a pensé cet album comme un voyage, et même le live est dans cette idée-là. On a des contraintes ultra-fortes au départ : on fait de la musique électronique avec un instrumentarium de percussions, essentiellement en bambou, qu’on construit nous-mêmes. Et quand on fait de la percussion, les grandes influences, c’est toutes les rythmiques du monde. Il y a de la percussion partout, avec des sons et des patterns rythmiques différents. Pour nous, c’est une mine de possibilités et on a envie de tout explorer. C’est ce qui s’est passé avec le titre « Wekomundo » : il y avait ces rythmiques un peu chaloupées type cumbia, qui donnaient un groove particulier, et on a construit un morceau autour.
Amélie : Sur scène, vous déployez un univers ultra-graphique, vous ne parlez pas du tout au public, c’est très chorégraphié et mis en scène. Un spectacle complet. Quand vous faites un morceau, vous avez ça en tête ? Ou c’est une deuxième construction ?
Makoto San : Dès la composition, on se dit qu’un morceau va marcher en phono et qu’on ne le jouera jamais en live ou, pour un autre, qu’on ne va pas le sortir mais le pousser en live. On le sent dès le départ. Certains morceaux sont donc vraiment écrits pour le live, on les pense avant tout comme des tableaux. Après, ce sont deux approches connexes. Quand on a un morceau, on ne va pas forcément le refaire tel quel en live, parce qu’il n’apportera peut-être rien sur le plan de la mise en scène, des tableaux, des textures… C’est de la matière dans laquelle on va puiser pour en faire du live. Et s’il faut totalement revoir le morceau, on ne se l’interdit pas. S’il faut changer les bpm, rajouter des instruments, enlever des parties, le mixer avec un autre, ça cadre avec notre démarche. On en revient à la question de départ : quel est le rapport de l’organique et du digital, à la fois en live et sur le phono. Et ce qu’on va écrire dans le nouvel album, ce sera autant de matière dans laquelle on puisera pour faire notre live. On essaie d’offrir le meilleur de ce que nous permet chaque élément, que ce soit sur le disque ou en live.
« À la fin, on vise la transe »
Amélie : C’est comme deux expériences différentes, finalement. Et donc aussi vous voir sur scène il y a un an et vous voir maintenant ?
Makoto San : On essaie de faire quelques changements, mais la base reste la même : des moments hyper chorégraphiés et mis en scène, nos personnages, nos masques aussi. La recette, le cocktail et le shaker restent les mêmes. Après, ce ne sont pas les mêmes morceaux. Nos concerts sont conçus comme un show, pensé comme un enchaînement de tableaux. On veut que les éléments se tuilent, prendre les gens à un endroit et les amener à un autre, avec une idée de fluidité. Là, on récupère nos influences japonaises, et aussi la culture des tambours japonais, les daiko, qui s’inscrivent traditionnellement dans la puissance scénique. On joue sur des symétries, des dissymétries, des déplacements, un côté martial qu’on revendique mais qu’on aime aussi percuter avec le côté dancefloor. On essaie d’avoir à la fois quelque chose de très visuel, mais aussi du lâcher-prise vraiment basique. On fait de la techno, quoi. Il faut qu’on le ressente dans la puissance des morceaux, dans l’énergie, dans la scénographie et dans le lâcher-prise vers lequel on tend. Un des objectifs dans le live, c’est de prendre le public, au début, par la découverte : cet univers, cette étrangeté, ce mystère, cet instrumentarium inconnu. Puis on l’amène à comprendre qu’on va pouvoir danser ensemble. Et à la fin, on vise la transe, le lâcher-prise. Pour nous, les masques, c’est un bon outil pour ça. Tout le monde danse, y compris nous, mais on passe par ce côté très calculé. Et puis, de temps en temps, lâcher prise. Et sans parler. Ça fait partie de ce langage universel qu’on adore, comme dans les mangas. Il y a plein de mangas où il y a juste des images, pas de paroles. Surtout avec ces gros accents marseillais ! (Rires.)
Amélie : En live, est-ce qu’on repère facilement vos personnages ? Est-ce que chacun joue de tout ou est-ce que chacun a une partie de l’instrumentarium ?
Makoto San : On essaie de bouger beaucoup sur scène. Mais chacun a l’idée d’interpréter quelque chose, enfin quelqu’un, avec ses attitudes. On a des temps où on essaie d’être le plus compact possible, et des temps où chacun a son personnage. L’idée, c’est la variation. Deux postes sont majoritairement aux machines, et deux postes principalement aux percussions. Mais on joue sur cette interversion permanente de personnes qui jouent un rôle, puis un autre, qui se retrouvent d’un côté et puis de l’autre. On brouille un peu les pistes. En plus, maintenant, on est tous en noir et blanc.
Amélie : Tout à l’heure, vous disiez que vous fabriquiez les instruments. Ce sont tous des instruments existant au Japon ?
Makoto San : Au Japon et en Indonésie. Les instruments qui viennent du Japon, ce sont surtout les peaux, les percussions digitales, les gros tambours (taikos, odaikos et shimedaikos). Ce sont des instruments traditionnels japonais, qu’on a refaits à la sauce occidentale. Je ne sais pas dans quel type de tonneau ils sont faits là-bas. On a utilisé des gros fûts de vin (des tonneaux de Côte-Rôtie), en tirant des peaux de taureau dessus, en faisant les luthiers de la percussion. Il faut s’adapter. Les instruments plus mélodiques viennent plus d’Indonésie : les « maui », les angklung, qui sont des sortes de marteaux, de hochets qui tapent sur des résonateurs accordés en bambou. Ces deux instruments, avec le gendèr, font partie du gamelan, l’orchestre traditionnel d’Indonésie. C’est métallique et assez fort en dynamique. L’élément phare, c’est le také marimba, qui est un marimba en bambou : « také », ça veut dire bambou en japonais. Et ça, c’est aussi nous qui l’avons construit. C’est l’équivalent d’un piano chromatique, touches blanches, touches noires, sauf que tout est en bambou. Et on tape dessus avec des baguettes. Ça nous a pris beaucoup de temps pour réaliser tout ça. On n’a pas tout fait parce qu’on ne sait pas tout faire non plus. On a fait 80 % de l’instrumentarium. Les 20 % qui restent sont très difficiles à faire.
Amélie : Vous avez essayé quand même ?
On a regardé des tutos, et on s’est dit : « Bon, là, les gars… » Ça reste une approche assez rudimentaire. Il faut quand même une technicité, mais ce n’est pas de la lutherie de violon, c’est beaucoup plus brut. D’ailleurs, ce qui nous intéresse dans le son de ces instruments, c’est qu’ils sont un peu bruts, un peu purs, un peu imparfaits et un peu comme nous, des fois : de guingois. Le bambou est sensible à l’hygrométrie, on a des systèmes d’accordage mais ils ne sont pas tout le temps justes. Ce côté artisanal participe au son. On se débrouille, mais on est loin d’être des experts en la matière. Le taux de finition de ces instruments n’est pas ultra-élevé mais il faut quand même bosser ! Ces techniques existent un peu partout dans le monde. Comme je l’expliquais au départ, ces tubes poussaient naturellement dans la nature… Et le principe du tube est très utile en musique. On les a utilisés pour en faire des flûtes, des percussions, etc. Les techniques pour en tirer du son sont ancestrales, donc relativement accessibles. On ne parle pas de la lutherie d’un piano ou d’un saxophone. Mais on les a quand même construits. On a eu pas mal de ratés, mais au final, on a à peu près réussi. Grâce au Covid.
« La scénographie, ce sont les instruments »
Amélie : Vous voyagez lourd ? Vous avez combien de camions de matériel ?
Makoto San : Juste un très gros, de 20 m3. Peu de groupes se baladent avec ça. Mais on voyage facilement. On est 7 dans l’équipe : 3 techniciens qui nous accompagnent et 4 musiciens sur le plateau. L’idée sur scène, c’est que la scénographie du projet, c’est les instruments. On n’amène pas de décor. On a une scène très chargée, mais tout est jouable sur scène. Si ce n’est nos 4 lampions (rires). La scénographie, c’est les instruments, et la musique, c’est les instruments !
Interview réalisée par Amélie Robert – Photos : Richard Gouard (instagram)
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